De bruire, l’école s’est arrêtée
Une camarade a produit un texte cette semaine, nous le reproduisons tel quel car nous l’avons trouvé juste et beau !
De bruire l’école s’est arrêtée
…brosser l’histoire à rebrousse-poil
Walter Benjamin (Thèse VII)
J’ai 40 ans et je n’ai jamais quitté l’école.
Parfois je dis, comme mes collègues à qui je dédie ces lignes, que j’en peux plus, de l’école – de ses imperfections, de ses contradictions, de ses aberrations.
Et pourtant je suis là. Nous sommes là ; encore, toujours, déjà. Moussaillons obstinés d’un bateau ivre à la dérive.
C’est que, l’école, depuis la primaire, je l’aime. L’odeur d’une maison un peu vieillotte. Les couleurs contrastées d’un foyer suranné. Dans lequel, malgré tout, je veux vivre encore quelques années.
Mais je refuse d’y mourir.
Nous refusons vos hommages
Peut-être parce qu’on dit que l’homme assassiné vivait de littérature, quelque chose en moi, de sa mort, vibre. Mais je l’imagine alors amant de la complexité, et, probablement, d’une certaine hauteur de vue (on n’aime pas Julien Gracq sans cela) ; ainsi tous les tours et détours de la ruse politicienne qui rôdent autour de sa tombe, me montent à la gorge.
Aujourd’hui, 16 octobre 2023, j’ai essayé d’écouter les voix de mes collègues. Je les ai assez peu entendues. C’est qu’on entend toujours mieux les militaires que les profs de lettres. Leurs voix viriles portent plus loin, elles écrasent et rythment, elles posent et imposent. Les nôtres interrogent. Face à 36 élèves, parfois, nous sommes tentés de hausser le ton. Mais nous n’y briserions que nos propres cordes vocales. Tous les profs expérimentés savent que pour avoir le silence dans une classe, il ne faut pas crier : il faut au contraire baisser sa voix, jusqu’à chuchoter. Il faut écouter, et donner envie d’écouter. Attendre. Poser le regard, la voix, le corps. S’installer, tranquillement. Ne pas penser aux 15 textes qu’il nous faut encore traiter avant juin. Et construire le dialogue, pour que naisse l’intelligence collective.
Pas un seul de mes collègues de lettres n’a été ému par les rugissements gouvernementaux, les appels à la loi martiale ni la sacralisation de la minute de silence. Pas un n’a considéré avec une once de sérieux la garantie étatique de notre sécurité illusoire. Pas un n’a pris comme une marque de respect la menace de punir les élèves récalcitrants. Pas un ne s’est senti héroïsé par les discours épiques sur notre mission civilisatrice. Tous et toutes, sous les flonflons et la musique militaire, nous avons entendu le ricanement ironique d’un employeur méprisant. Héros aujourd’hui (à condition de réussir à faire taire nos élèves 60 secondes, tout de même), grévistes hier, matés demain. D’ailleurs, à qui avons-nous vraiment rendu hommage, lorsque nous nous sommes tus, aujourd’hui ? A qui ce silence adressé ? Qui fait-on taire ? Comment ?
J’entends mon ami M., lui aussi prof de lettres, ce matin endeuillé, qui mâche sa colère. Il dit : pour qui, cette minute de silence ? Pas pour lui, pas pour nous, mais pour eux, là-haut. Le gouvernement nous demande, à nous, d’asseoir, encore une fois, son autorité, à lui.
Et nos ennemis d’hier de nous écraser aujourd’hui sous de fallacieuses louanges, et de rivaliser d’éloges caducs.
Admiration de notre métier ? Respect de notre mission ? Hommage aux professeurs, vraiment ?
Il en est de l’hommage comme de la courtoisie : étalé avec jactance et brusquerie, d’un menton martial, il se retourne comme un gant et devient un affront. Affront à nos pédagogies, le Bac Blanquer. Affront à notre lutte, son détricotage à bas bruit, sans mea culpa, sans auto-critique. Affront à nos existences concrètes, les mensonges sur nos salaires, notre temps libre, notre acceptation du Pacte. Affront à notre respect pour nos élèvEs, enfin, la polémique nauséabonde annuelle – hier les crop-top, aujourd’hui les abayas. A rebours d’un certain discours syndical, en effet, je ne crois pas que l’interdiction de l’abaya ait fait son entrée dans la liste des nouvelles Missions Républicaines qui Incombent aux Professeurs par simple mesure de diversion. L’exclusion de jeunes musulmanes n’est pas là pour masquer au peuple l’état lamentable du service public d’éducation : tout le monde sait très bien, qu’il y a dans chaque salle de classe trop d’élèves et pas assez de profs, tout le monde sait, que nos salaires sont ridicules, nos conditions de travail grotesques, et nos progressions de carrière risibles. Tout le monde sait, et tout le monde s’en fout. Pas besoin des abayas pour susciter une indifférence déjà bien ancrée en France, où le prof est presque autant méprisé que le cheminot, qui lui, au moins, quand il n’est pas en grève, mène les gens quelque part.
Transformer les collégiennes et les lycéennes en adversaires, donc, ce n’est pas une ruse. C’est une attaque. Une agression étatique récurrente, qui s’en prend aux corps féminisés et racisés, et qui utilise l’école pour mener cette sale guerre. Nous, enseignantes et enseignants, ne sommes pas que les spectateurs atterrés de la croisade républicaine contre les musulmanes.
Nous en sommes les armes.
Et tant que nous laisserons les gouvernants nous employer comme telles, tant que nous n’aurons pas le courage de mettre une bonne fois pour toute la crosse en l’air, alors, complices nous serons.
Et victimes deviendrons.
Soldats inertes d’une bataille qui n’est pas la nôtre, nous tomberons au champ d’honneur d’une guerre que nous n’avons pas choisie.
Et à l’horreur du sacrifice s’ajoutera l’humiliation amère d’entendre les sanglots hypocrites de Blanquer, Macron et Darmanin, salir nos pierres tombales. Réifier nos mémoires. Sacraliser leurs haines par notre sang versé.
Magie des majuscules
Ainsi, messieurs les ministres, quand meurt un prof, quand meurent deux profs, vous tirez bien vite le bilan : « C’est l’École de la République qui est attaquée ».
Vraiment ?
Mais c’est quoi, l’école de la République ? Et qu’en connaissez-vous, monsieur le ministre de l’éducation, vous qui n’en avez fréquenté, élève, que les avatars aseptisés, privés et luxueux ? Dans lesquels, au moins, vous avez appris à manier le chiasme : « Ce qui est visé, c’est tout à la fois l’École de la République, et la République par l’École. » Au-delà du style ministériel toujours aussi subtil, l’analyse se précise. La République par l’École.
La République est votre épouse, monsieur le ministre, pas la nôtre, pas la mienne. Ma fidélité va à mes élèves, à leur émancipation, à leur apprentissage long et laborieux de la pensée complexe, du dialogue, de l’étude approfondie du divers.
Monarques de la Vème, élus avec des suffrages ridicules, adeptes du 49-3, vous avez brandi la République quand vos policiers tiraient sur nos gilets jaunes. Vous avez brandi la République quand vous avez lancé la chasse aux universitaires antiracistes. Vous avez brandi la République quand vous avez voulu museler les profs, en leur imposant un prétendu devoir d’exemplarité ou de réserve. Vous avez brandi la République lorsque vous nous avez demandé de contrôler, chaque année avec plus de minutie, la tenue vestimentaire de nos élèves – des filles, bien sûr, la masculinité étant de longue date un uniforme inattaquable. Vous avez brandi la République, enfin, sous les nouveaux oripeaux d’une Laïcité à géométrie variable – elle aussi affublée de cette majuscule mortifère pour l’occasion.
Et aujourd’hui, aujourd’hui que votre conception guerrière et infamante de la république, petits princes capricieux que vous êtes, cette conception que vous avez voulu par nous imposer à la jeunesse, conduit à l’échafaud, ce ne sont pas vos têtes qui tombent, mais les nôtres.
Et vous osez, encore une fois, sortir du placard votre vieille allégorie un peu salace, et prétendre que c’est elle, par nous, qui se meurt ?
« C’est l’École de la République qui est attaquée » ?
Non. C’est vous. Ayez l’humilité de reconnaître la cible par vous sur nos corps apposés, et l’élégance de nous en être, au moins, reconnaissants. C’est pour vous que meurent les profs.
C’est vous qui mettez une cible sur nos fronts.
Empathie, dites-vous?
Quiconque domine est toujours héritier des vainqueurs. Entrer en empathie avec le vainqueur bénéficie toujours, par conséquent, à quiconque domine. […] Tous ceux qui, jusqu’ici, ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui.
Walter Benjamin (Thèse VII)
Que le gouvernement le plus violent depuis des décennies ose nous parler, aujourd’hui, de tolérance, d’empathie, de bienveillance. Ose imaginer, un instant, que de cela aussi nous serons chargés : enseigner ce qu’ils s’appliquent à détruire et à bafouer depuis tant d’années. Assumer, incarner, encore, les contradictions d’une société de concurrence, d’écrasement et d’indifférence, qui prêche l’empathie quand il faut reconquérir la paix sociale. Et faire de nous, encore, les épouvantails de la république.
Vous en voulez, de l’« empathie », monsieur Attal ? Inutile d’appeler McKinsey. Il y a déjà des cours d’empathie à l’école. Ils sont en voie de disparition, chaque année moins d’heures et un programme plus lourd, chaque ministre essaie de les vider de leur sens pédagogique pour en faire un instrument de propagande patrimoniale : ce sont les cours de lettres. Nous enseignons la littérature. Nous ouvrons les portes des œuvres aux élèves, nous les poussons à se mettre à la place de Julien Sorel, de Marianne Dashwood, de Mychkine ou de Ramatoulaye. Pas à s’identifier, pas à rabaisser le protagoniste vers notre quotidienneté personnelle. Mais au contraire à s’ouvrir à son altérité, à concevoir le monde sous un autre angle, à se décaler. Ça a même un nom, en didactique, qui reprend le substantif à la mode : l’empathie fictionnelle. Les facs de médecine états-uniennes, partageant votre constat d’anomie, ont déjà franchi le cap, et font intervenir des profs de littérature auprès des futurs chirurgiens, pour les ré-humaniser.
Vous en dites quoi ?
Et si, au lieu de bricoler dans l’urgence une didactique du coeur, vous qui n’en avez pas, vous cédiez la place à ceux et celles dont c’est le métier ? Et si le meilleur hommage à Dominique Bernard, c’était de mettre à l’honneur la littérature ?
En nos bruns matins
J’entends mon amie G., prof de lettres, qui lundi matin a rassemblé toutes ses forces pour se lever, monter dans sa voiture, et venir au lycée. Sur la route, elle allume la radio. Elle entend la voix de Bardella. Et elle pleure. Pas aujourd’hui… Les vautours ne pourraient-ils se taire un jour au moins ? Vous, journalistes, ne pourriez-vous nous accorder, non pas une minute de silence, mais une journée de pause ? Juste une ?
Je ne sais pas si le meurtre de notre collègue sur son lieu de travail a quelque chose à voir avec le typhon de haine qui ravage la terre de Palestine. Je ne sais pas si ça a quelque chose à voir avec le mépris des musulmans qui progresse dans notre institution– tonitruant là-haut dans les ministères, mais aussi, parfois avançant à bas bruit dans nos esprits, dans tous les raccourcis, toutes les facilités, tous les désespoirs. Mais je sais que nous ne devons pas laisser la peur détourner nos regards. Fausser le rapport à nos élèves. Biaiser la relation pédagogique.
J’entends déjà le choc de nos faux-pas, j’entends trébucher nos échecs, tant que nous enseignerons la morale aux élèves. Tant que nous croirons que les attitudes machistes sont un problème individuel à résoudre, que la soumission des femmes est une lacune intellectuelle communautaire, tant que nous voudrons enseigner l’empathie au creux d’un système tyrannique, tant que nous croirons redresser les esprits de nos élèves comme on corrige leurs copies.
Tant que nous croirons que l’obscurité, c’est les autres, et que les lumineux adultes que nous sommes, avec le monde qu’on leur laisse, avons une leçon magistrale à donner aux jeunes dont nous avons la charge.
Tant que nous monterons en chaire au lieu de descendre dans l’arène.
Tant que nous parlerons au lieu d’écouter.
Parce que l’émancipation ne s’enseigne ni ne s’impose, parce qu’aucun homme blanc cisgenre hétérosexuel n’a le droit d’expliquer à autrui l’importance de la liberté – lui qui, pour en jouir, s’est simplement donné la peine de naître.
J’entends la petite musique obsolète des Lumières contre l’obscurantisme. De la rigidité cadavérique de vos principes. J’entends l’appel à l’Ordre, au Bloc, à la Discipline, aveux de nos failles, réconforts de nos cauchemars, nous dont les nuits sont hantées par tous les fascismes. J’entends sur nos plaines le vol noir des vieux corbeaux : stigmatisation, expulsions, sanctions, dissolutions.
J’entends le bruit des bottes dans les couloirs du lycée.
Prenons les écoles, pas d’enfants à la rue ! Etat des mobilisations en cours suite aux expulsions massives décidées par le préfet.
La rentrée est passée mais des dizaines d’enfants n’ont pas de toit à Toulouse !
Après Didier Daurat et Calas Dupont, les communautés scolaires de quatre écoles se mobilisent pour soutenir des familles sans logis et leurs enfants scolarisés: Maternelle Georges Bastide / Élémentaire Georges Bastide / Maternelle Les Pinhous / Élémentaire Dottin…
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Echo des luttes
Dans l’Ille-et-Vilaine, il a été demandé aux AED, dans le cadre du plan vigipirate urgence-attentat, de fouiller les sacs des élèves entrant dans les établissements. Ils et elles refusent ces missions qui créent des attroupements devant les écoles et exposent ces personnels à certains risques. Dans plusieurs lycées, la totalité des AED sont en grève sous le mot d’ordre : « nous ne sommes pas des vigiles ». Inspirant !
Interdictions en masse : criminalisation du soutien à la population gazaouie.
Depuis plus d’une semaine, Israël bombarde la bande de Gaza et impose à la population gazaouie des conditions de survie inhumaines. Au soir du 16 octobre, 2 785 personnes tuées dont 795 enfants et 11 journalistes, 11 600 blessés, et des centaines de milliers de personnes déplacées qui se trouvent sans abri. Du fait du blocus, la population se retrouve privée d’électricité, d’internet, de vivres, de médicaments et même d’eau potable. Ce qui a lieu en ce moment constitue des crimes de guerre…
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Ramdam sur le macadam
Le projet d’A69 Toulouse-Tarbes est écocidaire et inutile. La mobilisation contre ce projet continue !